Marcel Proust, la personne et sa famille – Odyssée et finale

La célèbre scène que Céleste Albaret décrit dans ses mémoires « Monsieur Proust 31», dans laquelle il l’informe fièrement qu’il a écrit le mot « FIN » et qu’il est maintenant prêt à mourir, est impossible à dater, mais se déroule quelque part entre 1916 et 1919, mais certainement avant 1922,32 comme l’écrit par erreur Céleste. Il est certain que Proust aura achevé la forme définitive de la Recherche en 1916, mais pas encore la dimension définitive de l’œuvre. Il doit encore et devra retravailler, affiner, replacer et ajouter beaucoup de choses, mais il est raisonnablement confiant que son œuvre est suffisamment achevée pour être publiée, comme en témoigne sa lettre du 22 mai 1919 à son éditeur Gaston Gallimard : 

‘Cher Ami,  

Autrement j’ai laissé tous mes cahiers numérotés que vous prendriez et je compte alors sur vous pour faire la publication complète33. ‘ 

Proust indique ainsi que les plans d’étage, les matériaux de base et l’échafaudage de sa grande cathédrale sont suffisamment prêts pour commencer à être terminés et que quelqu’un d’autre peut le faire si nécessaire34. La catastrophe de la Première Guerre mondiale empêche d’autres publications, mais donne à Marcel l’espace et le temps de continuer à travailler sur sa propre « Sagrada Familia » dans une dentelle extrêmement méticuleuse. Comme Antonio Gaudi, Marcel ne vivra pas assez longtemps pour voir sa cathédrale RTP achevée et publiée. 

En 1919, il remporte le prestigieux prix Goncourt avec À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Le Petit Marcel s’épanouit dans Le Grand Proust. Son nom et sa renommée montent en flèche de manière stratosphérique. Le tout Paris veut son attention, le rencontrer, être avec lui. Il se retire dans sa grotte, il veut continuer à travailler aussi tranquillement que possible. Plus malade et plus faible, il sait que ses jours sont comptés alors que tant de travail l’attend encore.  

Les dernières années pèsent lourd. Sa maladie, sa toxicomanie et son affaiblissement général (cachexie) font de plus en plus écho à l’horreur du livre de Brissaud35.  

Bien sûr, la question de savoir si les choses auraient pu se passer différemment si Proust avait traité sa maladie d’une manière différente ne peut jamais être répondue.   

Sa résistance à la méthode d’influence du Dr Sollier lors de sa brève hospitalisation en 1906, son aversion et son incrédulité à l’égard de cette influence cognitive peuvent s’expliquer par le fait que Marcel est d’une part convaincu du caractère désespéré de ses problèmes asthmatiques et, d’autre part, conscient que son mode de vie est contre-productif par rapport à ses symptômes. Il se rend compte qu’il ne peut plus fonctionner sans stramonium, stimulants et hypnotiques, mais il ne veut pas ou ne peut pas changer cela. Il a essayé à plusieurs reprises de supprimer progressivement ces médicaments ou de les remplacer par d’autres produits, mais son asthme semble alors redoubler d’intensité. Il ne connaîtra jamais l’effet réel de l’arrêt, de la réduction ou du remplacement de ces médicaments sur son asthme, mais d’après son expérience, ils sont liés de manière causale, à savoir arrêter de consommer des substances équivaut à des crises graves et prolongées. De plus, Marcel se rend compte – comme tout toxicomane quelque part – qu’il est accro, mais il ne croit pas qu’il puisse le changer et il juge (ou plus précisément, il se fait des illusions) que ce n’est pas un trop gros problème après tout. Ce cercle vicieux dégénère en vortex. Dans les dernières années de sa vie, ce vortex domine son existence. Et pourtant, il garde toujours la tête hors de l’eau car il peut continuer à écrire et à peaufiner la Recherche.  Par exemple, la nuit précédant sa mort, il dicte un autre ajout à la scène décrivant la mort de Bergotte. 

Le voyage de 1913 à 1922, lorsque Le Grand Proust disparaît dans l’éternité en tant qu’être humain et que la Recherche devient une partie du monde en tant que basilique, est une véritable odyssée, pleine d’aventures, de dangers, de périodes de maladie, de patience infinie et de persévérance courageuse, d’édition et de ratures pour écrire encore plus. Les 3 200 pages de l’ouvrage sont parcourues de liens transversaux, alternant les longues phrases, désormais familières, avec des phrases staccato, succédant à la beauté descriptive avec des réflexions philosophiques, ponctuant la tristesse avec des passages comiques, etc. 

Depuis le 18 novembre 1922, le lecteur est autorisé à terminer lui-même le chef-d’œuvre de Proust, car la Recherche est une invitation à créer de la beauté et à vivre une expérience artistique dans un cercle sans fin36 où émergent à chaque lecture des aspects additionnelles, des points de vue nouveaux et des interprétations insoupçonnées. 

Je ne tisse rien du tout, que mon suaire, et si lentement, si péniblement37

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